Le débat sur ‘L’âme des bêtes’, qui a passionné tout le XVIIIe siècle, ne faisait quasiment pas allusion à la science, non pas que les penseurs de ce temps l’ignorent ou estiment que le débat est uniquement religieux. Tout au contraire, ils suivaient de près dans les salons l’actualité scientifique et les écrivains fréquentaient à cette époque les savants. Mais les questions débattues en biologie ne touchaient pas encore au comportement des animaux et l’éthologie -qui a pourtant été nécessairement le premier sujet d’étude de nos ancêtres chasseurs- a dû attendre le XXe siècle pour acquérir son autonomie.
L’étude scientifique du comportement animal avait en fait commencé un peu plus tôt, avec la psychologie expérimentale (Behaviourisme) qui visait à comparer par des tests en laboratoire les capacités intellectuelles des animaux à celles de l’homme. C’est justement par réaction contre cette vision scientiste que l’éthologie s’est cristallisée autour de l’étude d’espèces très différentes observées dans leur milieu naturel et dans des situations non artificielles. Auparavant, par souci de scientificité, quelques animaux étaient soumis à des batteries de tests qui devaient permettre de les situer sur une échelle en haut de laquelle se trouvait bien évidemment l’homme. Cela paraissait très rigoureux car tout était contrôlé, donc répétable[i] comme on le demande en science, mais c’était anthropocentré[ii], c’est-à-dire erroné sur le plan scientifique puisque que l’on posait à l’animal des problèmes humains. Ainsi le labyrinthe, qui correspond à une réalité pour une blatte ou une souris habituées aux recoins, ne signifie rien pour un léopard ou un singe qui ne les rencontrent jamais dans leur vie de tous les jours : leurs performances à l’issue de ce test seront nécessairement mauvaises alors que l’on croyait tenir une mesure objective de l’intelligence…
Il nous faut maintenant entrer dans un bourbier, un piège conceptuel créé par les ambiguïtés de notre culture occidentale et où les intellectuels français sont tombés. Les gens cultivés, qu’ils soient catholiques, existentialistes, capitalistes ou marxistes, considèrent en effet à la suite des philosophes grecs que l’homme est libre et ils en déduisent qu’il ne peut pas être déterminé génétiquement. L’homme serait donc un être purement raisonnable et l’animal un être totalement instinctif, ce qui est manifestement faux. Le biologiste du comportement sait bien que l’hérédité de certains traits psychologiques a été démontrée depuis longtemps et que le sujet dépasse la discussion de café du commerce, l’éthologie n’étant pas la physique et bien des comportements étant multifactoriels. Mais il n’ose en parler en sortant de son laboratoire car il n’aura pas le temps de s’expliquer et sera soumis au terrorisme intellectuel des humanistes à courte vue. Jacques Monod, le prix Nobel de médecine 1965, écrivait d’ailleurs il y a un demi-siècle : ‘Lorsque le comportement implique des éléments acquis par l’expérience, ils le sont selon un programme qui, lui, est inné, c’est-à-dire génétiquement déterminé’.
Comme l’éthologie a été précédée d’une tentative avortée (le behaviourisme), l’écologie comportementale a été, elle aussi, annoncée par une initiative malheureuse : la sociobiologie. Mais le débat a été suivi très superficiellement dans notre pays et plus qu’une méconnaissance qui serait facile à combler, il en est résulté un malentendu qui demeure. Du fait de leurs avancées considérables et récentes, les sciences de la vie sont en train de bouleverser la philosophie, la morale et le droit. Elles s’imposent par les nouvelles données qu’elles apportent et font ombrage de plus en plus aux sciences humaines qui voient cette incursion dans leur territoire d’un mauvais œil, d’autant plus qu’elles se sont « cristallisées à la fin du siècle dernier en réaction à ce qui était perçu comme une menace : l’hégémonie des sciences naturelles »[iii].
Se rendant compte qu’une science était en gestation à la rencontre de l’écologie, de l’éthologie et de l’évolution, Edward Wilson, célèbre professeur de Harvard et grand spécialiste des fourmis, en a fait une synthèse en 1975, se dépêchant de nommer cette nouvelle branche des sciences naturelles encore sans étiquette, ‘la sociobiologie’. Il n’était pas le premier à s’y intéresser mais pour que l’on parle de son livre de 700 pages qui n’est rien de plus qu’une excellente compilation des travaux de l’époque dans ce domaine nouveau, il a ajouté en début et fin de son gros ouvrage quelques lignes provocatrices annonçant la fin des sciences humaines qui, d’après lui, allaient être phagocytées par les sciences de la vie…
Sur ce chiffon rouge, les humanistes de tout poil ont foncé, tête baissée, pour empêcher cette tentative d’annexion de leur domaine et les sophistes ont profité de cette escarmouche pour régler son compte au biologisme.[iv] Quelques exemples caricaturaux comme le gène de l’homosexualité et le chromosome du crime ont été jetés en pâture pour prouver cette soi-disant forfaiture et ameuter le public cultivé imprégné d’humanités qui ne voulait pas voir l’homme réduit à l’état d’animal inférieur et génétiquement programmé… Le piège a donc bien fonctionné et le nom de sociobiologie a été connu du monde entier, mais, ainsi, le public, en particulier français, qui s’est fait une opinion sur des bribes et n’a entendu qu’un son de cloche, n’a pas eu le temps de s’informer et de réfléchir sur les nouvelles données.[v] Or la plupart sont indiscutables et éclairent d’un jour nouveau non seulement le comportement animal mais humain. Voici donc, très brièvement, comment on a pu escamoter un débat crucial mais surtout comment le piège tendu par Wilson pour faire parler de lui a été retourné contre la connaissance scientifique. Il est vrai aussi que l’opération de désinformation était facile tant le sens commun préfère les explications simplistes : dans ce monde idéal et inexact, les créationnistes ont raison et il n’y a pas d’évolution -surtout pas celle des comportements-, ni de pulsions innées chez les humains, tout étant culturel ; la Terre est plate, comme on le voit, et il n’y a pas de changement climatique dû à l’homme, comme le dit un académicien éminent, Claude Allégre…
Cette branche nouvelle des sciences de la vie n’en a pas moins continué à se développer depuis un demi-siècle. Evitant les disputes stériles et se démarquant de la sociobiologie, elle a pris le nom d’écologie comportementale. Elle est en pleine santé et représente aujourd’hui une communauté de plusieurs milliers de chercheurs, des centaines d’équipes ou de laboratoires dans le monde, une dizaine de revues spécialisées et chaque année des dizaines de congrès internationaux de plusieurs centaines ou milliers de participants.
Que peut-on extraire d’utile de cette controverse malheureuse qui a empêché le public cultivé, surtout dans notre pays, d’assimiler cette révolution conceptuelle ? D’une part, l’éternel problème de l’inné et de l’acquis a été tranché à la fin de la grande période de l’éthologie objectiviste et ce n’est pas rien : les biologistes du comportement sont maintenant d’accord sur le fait qu’aucun animal n’est purement instinctif car il comporte toujours une part d’apprentissage. Inversement, il n’y a pas d’animal purement raisonnable comme on conçoit encore souvent l’homme dans la culture occidentale et il existe dans la nature humaine un fond inné, ce qui parait évident quand on voit par exemple un bébé téter pour la première fois.
Pour expliquer cependant le fait que certains comportements dépendent de l’environnement comme l’avait avancé Lamarck sans pouvoir l’expliquer, une nouvelle science, l’épigénétique, a vu le jour depuis quelques années qui rend compte du fait que les caractères dépendent à la fois des gènes et du milieu. Les comportements, au même titre que les caractères morphologiques, ont une base innée mais nécessitent une expérience acquise pour s’exprimer plus ou moins, comme les notes de musique sont modulées par les indications du compositeur pour interpréter la partition (allegro, forte, etc.). Par exemple, la prédisposition au diabète est plus ou moins aggravée par notre régime alimentaire qui modifie l’expression des gènes : si vous mangez sainement, il peut ne pas apparaître mais si vous ingurgitez trop de graisses, il peut même se transmettre plus facilement à vos enfants… Il vient d’être montré par les chercheurs de l’université McGill que beaucoup de québécoises enceintes lors d’une mémorable tempête en janvier 1998 ont donné naissance à des enfants dont les globules blancs ont conservé dans leurs gènes la trace de ce stress. De même, la privation de nourriture ou le tabagisme des grand-mères pendant leur grossesse se répercuteraient sur le poids et la croissance de leurs petits-enfants… Dans une faible mesure, les caractères acquis seraient donc héritables : la génétique n’est donc plus en blanc et noir mais avec des nuances de gris ! Lamarck, qui parlait tant de l’influence du milieu sans expliquer comment il intervient, a été ainsi réhabilité, non pour l’opposer à Darwin mais pour le compléter.
Le classique dualisme inné/acquis est donc devenu obsolète en sciences du comportement car sans valeur opératoire, puisque tous les animaux -y compris l’homme- ne sont plus qu’un mélange inextricable des deux, en proportion variable d’une espèce à l’autre : l’insecte se trouve à un bout du continuum avec beaucoup d’inné et peu d’acquis et nous à l’autre bout avec l’inverse ! D’autre part, il existe bien une continuité globale entre toutes les espèces avec une complexification croissante des facultés cognitives. Mais dans le détail, chaque animal possède un type d’intelligence adapté à son environnement. Si nous décidons que le nôtre est supérieur, c’est un jugement de valeur qui n’engage que nous. En tout cas, il n’est pas scientifique d’affirmer, comme l’avait déjà dénoncé Darwin, que l’évolution est couronnée par l’espèce humaine qui règne sur les autres du fait de sa supériorité intellectuelle. Si on avait choisi comme critère les capacités olfactives, ce serait le chien !
Cette acceptation du gradient inné-acquis n’a pas été pour cela une décision autoritaire des ‘savants’ mais le résultat d’un consensus à l’issue d’études et de débats acharnés, comme toujours en science où aucune vérité n’est définitive. Pour répondre à la critique constructiviste et relativiste de ceux qui dénoncent la science qui ne refléterait que les opinions du moment et ferait autorité comme une nouvelle religion, citons le plus grand philosophe des sciences, Karl Popper : « L’histoire des sciences, comme celle de toutes les idées humaines, est une histoire de rêves irresponsables, d’entêtements, d’erreurs. Mais la science est une des très rares activités, peut-être la seule, où les erreurs sont systématiquement relevées et, avec le temps, assez souvent corrigées ».
[i] La répétabilité d’un phénomène rend aisée sa validation scientifique alors que l’impossibilité de le renouveler, comme c’est le cas pour l’évolution et le changement climatique, la complique, d’où les controverses.
[ii] Dans l’anthropocentrisme, l’homme occupe la place principale, puisqu’il est considéré comme le centre du monde au même titre que la Terre dans la cosmologie ancienne. Dans le biocentrisme, l’homme n’est qu’une espèce parmi les autres et ses capacités cognitives, qui sont les plus développées dans le règne animal, ne constituent qu’un trait marquant et non une supériorité.
[iii] Raymond Corbey in ‘La culture est-elle naturelle ? 1998, Errance.
[iv] Le plus virulent est André Pichot, historien des sciences au CNRS, qui a publié « La société pure, de Darwin à Hitler » (2001, Champs-Flammarion), et qui conclut ainsi une lettre ouverte sur la génétique du comportement parue dans ‘Le Monde’ du 25 juin 1998 sous le titre « Darwinisme, altruisme et radotage »: « S’agit-il de redorer le blason d’une discipline discréditée ? Pense-t-on vraiment que l’hérédité de l’altruisme et la biologie des bons sentiments seront mieux acceptées que le chromosome du crime et le gène de l’homosexualité ? Les premières sont certes plus ‘politiquement correctes’ que les seconds, mais elles sont tout aussi stupides et aussi peu scientifiques car, jusqu’à preuve du contraire, en génétique, l’hérédité s’arrête à la structure des protéines. ». Il faut avoir de l’aveuglement idéologique pour conclure sur une pareille contre-vérité…
[v] Pour se faire une idée plus exacte de la sociobiologie, lire ‘L’unicité du savoir. De la biologie à l’art, une même connaissance’ d’Edward Wilson (traduit en 2000 chez Laffont) et « La fourmi et le sociobiologiste » de Pierre Jaisson (Odile Jacob, 1992). Pour les données plus récentes concernant l’ensemble de l’éthologie, le livre d’Yves Christen ‘L’animal est-il une personne ?’ (Flammarion, 2009) comporte près de mille références et touche à autrement plus de domaines que ceux que j’ai pu évoquer ici.
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