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Article paru dans la revue l’Ecologiste
LA GESTION FRANCAISE DU LOUP EST UN ECHEC
Bien des gens se demandent pourquoi se compliquer la vie en laissant les loups revenir chez nous. Bien des êtres vivants dans la nature semblent inutiles ou même dangereux mais faut-il éliminer de notre monde tout ce qui ne permet pas de faire des bénéfices ? Aucune attaque sur l’homme n’a été signalée en Europe depuis 40 ans que nous disposons de relevés fiables alors que chaque année des dizaines de milliers d’attaques de chiens sont déclarées dont certaines se terminent par la mort. On évalue à plus de 10.000 le nombre de loups qui vivaient dans notre pays contre 600 aujourd’hui (plus de 100 légalement tués/an et peut-être autant de braconnés). Ayant été éradiqués par des primes d’Etat, l’élimination totale datait de 70 ans. En 1992, les loups sont revenus à travers les Alpes et ils posent problème à nos éleveurs ovins qui, cependant, étaient déjà aidés par l’Etat, n’ayant jamais été compétitifs dans une économie mondialisée.
La cohabitation entre loups et moutons est considérée par nos autorités comme impossible alors qu’elle ne pose pas de gros problème dans les pays de tradition pastorale par exemple en Italie et en Espagne où les loups sont deux et quatre fois plus nombreux, l’abattage du prédateur y étant maintenant interdit. Ce paradoxe sera développé dans des articles de cette revue. J’y consacre un chapitre de mon dernier livre[2] montrant que les éleveurs français ont perdu la culture de la protection contre le loup qui leur complique, il ne faut pas le nier, la vie.
Quant à moi, je me demande comment quelques milliers d’éleveurs largement indemnisés par la collectivité, peuvent obtenir l’abattage croissant des loups contre l’avis de 80% des français qui demandent la cohabitation à chaque sondage. Le ministère de l’écologie consulte chaque année les internautes avant de modifier le quota d’abattage : 80% d’entre eux demandent sa réduction mais, chaque année, il est augmenté… Veut-on dégouter les français de la démocratie ? Ces animaux sauvages sont protégés par les lois européennes mais ici les exceptions sont renouvelées…
En pleine expansion à toutes nos frontières, les loups sont impossibles à cantonner puisqu’ils peuvent parcourir 70 km/j, traverser notre pays en une semaine et l’Europe en un mois… Les études nord-américaines[3] démontrent que tuer les plus hardis de la meute, c’est à dire le couple dominant seul à se reproduire, fait exploser la meute et rend les survivants incapables de capturer les animaux sauvages, les obligeant à se rabattre sur les animaux domestiques… Ces tirs transforment les non-reproducteurs fixés dans une meute en des solitaires nomades qui cherchent à des centaines de km un nouveau territoire et un conjoint pour se reproduire et former une nouvelle meute : l’obtention de la paix sociale fait-elle primer la politique sur la science? Notre pays est celui qui dépense le plus en Europe pour se protéger des loups mais plus on en tue depuis 20 ans, plus les attaques augmentent ! Avant de débourser l’argent public, il faudrait au moins s’assurer que les moutons sont bien gardés (bergers + clôtures de nuit + chiens de protection)[4] comme c’est exigé ailleurs…
Une expérience naturelle a été menée involontairement dans le Parc National de Yellowstone aux USA où les loups ont d’abord été éradiqués en croyant favoriser les herbivores. C’est l’inverse qui s’est produit puisque les troupeaux ont été frappés par des épidémies et des famines, la végétation surpâturée et les écosystèmes dégradés ! L’écologie scientifique a ainsi découvert que les superprédateurs se trouvant au sommet des pyramides alimentaires ne profitent pas seulement des herbivores puisqu’ils sélectionnent les plus forts en éliminant les malades (‘effet vétérinaire’), empêchent les surpopulations et les épidémies d’antan : paradoxalement, les loups avantagent leurs proies et constituent la clef de voute des écosystèmes… Laissons expliquer cela en détail dans des articles futurs dans ‘L’écologiste’ mais si vous êtes impatient, plusieurs vidéos illustrent cela sur internet… En ce qui me concerne, l’éditeur m’a demandé de me concentrer sur ce qui est moins connu puisqu’il s’agit de ma thèse incroyable que l’homme et le loup ont convergé dans leur écologie.
L’HOMME EST PLUS PROCHE DU LOUP QUE DU CHIMPANZE
Les loups ne sont pas seulement des ‘animaux nuisibles’ puisqu’ils régulent chevreuils, cerfs, sangliers qui pullulent chez nous en l’absence de prédateurs, faisant beaucoup de dégâts aux cultures et aux plantations forestières, provoquant des accidents automobiles, etc… On finance à la fois l’abattage des sangliers que les chasseurs ne parviennent plus à limiter et celui des loups, leur prédateur naturel qui réglerait le problème en dix ans s’il n’était pas persécuté !
La chasse en meute élargit la niche écologique de ce prédateur opportuniste. Un loup isolé se nourrit de gibier petit ou moyen et de végétaux mais, en équipe, il chasse de manière coordonnée un gibier dix fois plus gros que lui… Cette plasticité de sa structure sociale lui permet d’exploiter le gros gibier pourtant protégé par sa taille. Les relations intimes, qui sont nécessaire entre les membres du groupe pour se coordonner, suppose une sociabilité accrue qui n’est connue que chez une minorité de mammifères. Les orques, les lycaons, les lions disposent de suffisamment de cerveau pour duper leurs proies mais aussi pour coopérer avec les autres membres de la bande et mettre en œuvre des stratégies sophistiquées de capture et de défense.
Or savez-vous que les préhistoriens nous classent aussi parmi les mammifères sociaux qui se sont adaptés à la chasse en équipe du gros gibier ? C’est la niche écologique du loup qu’occupaient nos ancêtres chasseurs-cueilleurs pendant nos 300.000 ans d’existence, jusqu’à ce que nous devenions au néolithique des agriculteurs-éleveurs il y a seulement 10.000 ans. La thèse originale développée dans un de mes livres[5] est que nous ressemblons plus aux canidés sociaux comme le loup qu’aux autres primates qui ne sont pas des prédateurs coopératifs ! Cette comparaison iconoclaste permet d’expliquer notre mélange extrême d’agressivité et de sociabilité… Les loups ont été sélectionnés par l’évolution, comme nous jusqu’à récemment, pour chasser en équipe du gros gibier et donc il existe une convergence écoéthologique qui n’a pas été vue par d’autres auteurs tant elle s’oppose à notre anthropocentrisme. Il n’est donc pas étonnant que nous soyons fascinés par ce fauve et que nous cohabitions si facilement avec son descendant direct, le chien, et pas avec les chimpanzés pourtant nos plus proches parents génétiques, mais avec lesquels nous ne pouvons vivre car ils sont bien plus éloignés de nous sur le plan psychologique !
DECOUVERTE DE L’ENTRAIDE CHEZ LE LOUP
Grâce au séquençage de l’ADN, nous savons que tous les chiens viennent du seul loup gris commun et cela depuis 35.000 ans ! Les anthropologues américains estiment que l’hypothèse classique de loups-charognards qui nous suivaient jusqu’à se faire domestiquer est dépassée parce qu’elle ne permet pas une aussi grande complicité entre les deux espèces que l’adoption. Quand des louveteaux sont capturés dans leur terrier avant d’ouvrir les yeux, ils ne connaissent pas leur espèce et se prennent pour des humains. C’est le phénomène bien connu en éthologie de ‘l‘imprégnation sociale’ : Konrad Lorenz a été souvent photographié suivi de ses oies puisqu’il assistait à l’éclosion afin d’être pris pour leur mère ! Je suis d’autant plus convaincu de cette intégration facile aux familles humaines -la même structure sociale que celles des loups- que j’en ai fait l’expérience sans l’avoir voulu. Personne à ma connaissance n’a élevé un loup dans un milieu aussi confiné qu’un appartement en pleine ville mais j’ai dû le faire parce que la construction de ma maison avec enclos a duré quatre ans…
Il y a un demi-siècle, il était permis en France d’élever chez soi un animal sauvage. Nous avons adopté en famille sans l’avoir prévu un louveteau qui devait être euthanasié par le zoo voisin. A ma retraite, j’ai conté cette histoire de fous.[6] J’avais observé cette louve comme le chercheur en écoéthologie que j’ai été pendant 40 ans au CNRS mais sans penser trouver des comportements nouveaux dans des conditions aussi artificielles. Or nous avons mis en place involontairement une expérience de vie en meute entre deux espèces cohabitant dans cet appartement-tanière.
Nous ne comprenions pas pourquoi Kamala nous ramenait du bout des dents par le fond du pantalon quand nous allions sur le balcon ou qu’elle nous attirait à l’intérieur par la chemise quand nous nous penchions à la fenêtre. Nous avons compris quand, allant nous baigner en famille, elle s’est jetée à l’eau dix fois de suite pour nous ramener à la rive.[7] J’ai transmis mes observations avec photos et vidéos à deux grands spécialistes du loup, David Mech et Luigi Boitani, qui ont estimé que ce n’était pas de l’entraide -jamais rapportée chez cette espèce- mais des jeux et j’ai dû publier dans une revue internationale pour le faire savoir.[8] Pour observer l’altruisme chez le loup, il faut se trouver à l’intérieur de la meute et c’est par chance que nous avons pu l’observer en créant une famille recomposée !
LE CHIEN A-T-IL PERMIS AUX SAPIENS D’ELIMINER LES NEANDERTALIENS PUIS DE SE CIVILISER ?
Approfondissant ces liens entre deux espèces considérées comme ennemies, j’ai conclu plusieurs dossiers sur la domestication du loup[9] en signalant que les chiens sont absents des sépultures néandertaliennes mais abondants dans celles des sapiens. On pouvait donc supposer que nos ancêtres ont été capables de domestiquer le loup pour créer le chien mais pas les néandertaliens. Son aide à la chasse a nécessairement multiplié le gibier par deux à trois comme cela a été montré par les ethnologues qui ont suivi les derniers chasseurs-cueilleurs. Cette abondance de viande a sans doute permis à nos ancêtres d’élever plus d’enfants…
Le crane des humains continue d’augmenter après la naissance car leur volume cervical devient si grand que les femmes ne pourraient pas enfanter sans cette astuce adaptative. L’enfant a donc un grand besoin de protéines et de graisses pendant ses premiers mois. Chez l’adulte, le cerveau est l’organe le plus exigeant pesant 2% du corps mais consommant 20% du métabolisme général ! Les sapiens doivent avoir réduit les risques de mortalité adulte et infantile grâce au supplément de gibier que le chien a permis. Les néandertaliens sont connus pour avoir été peu prolifiques et ils ont donc été submergés par les envahisseurs sapiens qui se reproduisaient plus vite : ils ont été remplacés en quelques milliers d’années comme les amérindiens l’ont été par les colons. Deux ans après que j’ai proposé cette nouvelle hypothèse expliquant la disparition des néandertaliens, une anthropologue américaine a publié un livre parvenant à la même conclusion.[10]
J’ajoutais dans les mêmes articles que les chiens ont vraisemblablement aussi contribué sur des millénaires à la raréfaction du gibier dans la nature. J’ai observé un phénomène similaire au Gabon lorsque le fusil a remplacé le collet et l’arbalète, vidant la forêt équatoriale de ses grands animaux et rendant difficile l’accès à la ‘viande de brousse’ en quelques dizaines d’années. Cette diminution d’apport carné a dû conduire au développement de nouvelles sources comme l’élevage. Parallèlement, la sédentarisation et l’agriculture ont entrainé une explosion démographique puisque les femmes de chasseurs-cueilleurs ne peuvent élever en moyenne plus d’un enfant tous les quatre ans du fait du nomadisme alors que, fixées dans les villages et disposant de céréales, les mères peuvent enfanter chaque année ! Ce bouleversement de stratégie démographique a-t-il déclenché la révolution néolithique lorsqu’agriculture et élevage sont devenus nécessaires pour survivre ? Le chien est-il à l’origine de la civilisation ?
PRENONS MODELE SUR LE LOUP
Mon dernier livre fait la synthèse des connaissances actuelles sur le loup et se veut provocateur dans sa réhabilitation du prédateur. Sur le point d’être éradiqué dans bien des pays comme cela a été fait en France, il est aujourd’hui en pleine recolonisation n’étant plus chassé chez nos voisins. Les études scientifiques ont enfin éclairé les mœurs du loup : les meutes se régulent seules en se partageant l’espace et sans jamais faire disparaître une espèce-gibier ! Le loup est plus écologique que l’homme puisque, comme nous l’avons vu, il avantage ses proies et constitue la clef de voute des écosystèmes. Mon hypothèse la plus hardie suppose que l’homme et le loup ont longtemps convergé dans leur mode de vie de chasseurs en équipe du gros gibier. Mais comme je l’ai rappelé avec la chasse et l’élevage communautaires où il excelle depuis toujours, le loup demeure plus sociable et altruiste que nous le sommes devenus dans nos mégalopoles d’individualistes!
Notre espèce trop conquérante parvient à ses limites démographiques, la planète ayant été entièrement colonisée et exploitée. L’homme risque la surpopulation et les famines tout en faisant disparaitre de plus en plus d’espèces sauvages, ce qui a déclenché la sixième extinction de la biodiversité… Ayant dégradé la nature et le climat, c’est le plus intelligent et le plus culturel des animaux qui disparaîtra s’il continue à ne pas tenir compte des conséquences de ses actes. Je conclus en prenant le contrepied de la haine vouée à ce bouc-émissaire et de la tuerie massive qui en découle : réservons l’abattage aux cas extrêmes et prenons plutôt modèle sur le loup pour nous entraider, pour survivre, nous aussi…
[1] Expression de François d’Assise dans ‘Le cantique des créatures’.
[2] Pierre Jouventin, ‘L’homme, ce mal-aimé qui nous ressemble’, paru en 2021 chez humenSciences.
[3] G.Chapron & A.Treves, 2016, Blood does not buy goodwill : allowing culling increases poaching of a large carnivore, Proc.R.Soc.B 20152939 http://bit.ly/goodwillpaper; A.Treves, M.Krofel, and J.McManus, 2016, Predator control should not be a shot in the dark. Front Ecol Environ 14(7): 380–388, doi:10.1002/fee.1312; A.Bruns, A.Waltert, I.Khorozyan, 2020. The effectiveness of livestock protection measures against wolves (Canis lupus) and implications for their co-existence with humans. Global Ecology and Conservation, 21, e00868
[4] Pour un témoignage d’éleveurs anticonformistes qui expliquent comment ne plus être attaqué, voir sur la chaîne Youtube à mon nom la vidéo ‘Comment élever des moutons au milieu des loups’.
[5] Pierre Jouventin, ‘L’homme, cet animal raté’ publié en 2020 chez Libre & Solidaire.
[6] Pierre Jouventin, ‘Kamala, une louve dans ma famille’, publié en 2012 chez Flammarion (et toujours en vente).
[7] Vous pouvez voir les photos et vidéos sur le site et la chaîne Youtube à ‘pierre jouventin-le génie des bêtes’.
[8] Jouventin, P., Christen, Y., F.S. Dobson. 2016. Altruism in wolves explains the coevolution of dogs and humans. Ideas. in Ecology and Evolution 9: 4–11.
[9] P.Jouventin, 2013, La domestication du loup, Pour la Science 423 : 42-49 ; P.Jouventin, 2014, Le chien a-t-il fait l’homme ?, Sciences humaines 262 : 50-52 ; P.Jouventin, 2015, L’évolution de l’homme sur la piste du loup, La Recherche 498 : 60-66.
[10] Pat Shipman, ‘The invaders-How humans and their dogs drove neanderthals to extinction’, 2015, Belknap-Harvard.
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