Introduction
L’importance du lieu de vie est centrale en écologie dont l’étymologie signifie « la science de la maison ». Il existe un terme plus spécialisé de biologie pour désigner l’habitat préféré d’une plante ou d’un animal : son biotope.
Territoires
On ne peut plus ignorer depuis Darwin que nous faisons partie du monde animal et que les espèces se sont complexifiées au fur et à mesure qu’elles colonisaient les milieux aérien, marin et terrestre. Dès que des animaux possédant un important système nerveux sont apparus, ils ont pu identifier et retrouver les lieux privilégiés où ils trouvaient le gîte, le couvert, un partenaire sexuel, bref des conditions favorables d’existence. Pour conserver ces lieux recherchés, les rivaux sont avertis par des chants comme la plupart des oiseaux ou par des marques olfactives comme la plupart des mammifères. Si la menace n’est pas prise au sérieux, ils sont prêts à se battre en risquant leur vie et cette agressivité même prouve la valeur de survie de ces espaces. Ces territoires sont tellement importants qu’ils se transmettent d’une génération à l’autre : chez les oiseaux, la fidélité au lieu de naissance est commune et elle porte un nom, la philopatrie. Lors de l’émancipation, le juvénile enregistre la position de la colonie où il est certain, à la maturité sexuelle, de trouver un conjoint, un nid et souvent de la nourriture. Les mammifères – dont nous faisons partie – sont aussi imprégnés par le milieu dans lequel ils ont passé leur enfance. On peut le démontrer expérimentalement en élevant deux lots de souris dans deux terrariums contrastés : l’un imite le désert et l’autre la forêt. Lorsqu’on propose aux adultes le choix entre deux enclos, l’un sableux et l’autre boisé, ils choisissent celui d’origine, de la même manière qu’un humain a tendance à préférer le paysage dans lequel il a grandi…
Mais, dans la nature, la biologie est rarement binaire et simpliste. À toute règle apparente, on trouve dans le monde réel des exceptions et cette complexité doit rendre prudent avant de généraliser. Certaines espèces sont très spécialisées et ne peuvent vivre ailleurs que dans leur biotope strict alors que des espèces opportunistes, comme la plupart des rongeurs et l’homme, sont capables si nécessaire de s’adapter facilement à des milieux très différents de leur lieu de naissance. Les résultats des suivis à distance des animaux, maintenant techniquement possibles, sont parfois surprenants. Premiers au monde à poser une balise qui permet de localiser un oiseau où qu’il soit, nous avons découvert que les grands albatros vont chercher la nourriture de leur poussin à plus de 5 000 km du nid ou bien que des manchots royaux nagent 500 km et plongent à 200 m pour ramener du poisson à leur jeune. Les zones de reproduction peuvent donc se trouver à très grande distance des zones de nourrissage et même en être complètement séparées, nécessitant des migrations d’un hémisphère à l’autre pour passer des zones d’élevage aux aires d’hivernage, comme c’est le cas des baleines ou des sternes. Le territoire de reproduction âprement défendu peut aussi se trouver, comme chez les oiseaux marins et bien des antilopes de savanes, au milieu d’un immense domaine vital non défendu. Ou au contraire, il peut se situer au centre d’un domaine de chasse patrouillé en permanence pour éloigner les prédateurs concurrents comme le font les lions qui ajoutent la dimension sociale au partage de
l’espace en chassant en équipe comme le loup. En observant de l’Antarctique à la forêt équatoriale une vingtaine d’oiseaux et mammifères lors de mes quarante ans de carrière au CNRS, j’ai pu mesurer l’incroyable variété des solutions qui existent dans la nature. Depuis ma retraite, j’étudie l’homme et les espèces domestiques dont les mœurs sont les plus difficiles à comprendre puisqu’il nous manque le contexte pour interpréter leurs comportements.
Adaptation
Paradoxalement, il est facile de savoir à quel mode de vie est adapté un lion que l’on voit attaquer des antilopes dans la savane : c’est un carnivore qui chasse en bande des herbivores en milieu ouvert et plat sur un territoire familial. Si vous observez votre chien, très modifié par nos ancêtres depuis bien plus longtemps que les autres animaux domestiques (35 000 ans d’après les dernières datations encore discutées, donc lorsque nous étions encore des chasseurs-cueilleurs), comment imaginer sans l’aide de l’analyse biochimique (ADN) que les presque 400 races descendent toutes du loup commun, que le chihuahua est plus proche de son ancêtre que le berger allemand ? Les plus grands biologistes comme Charles Darwin et Konrad Lorenz s’y sont trompés en croyant le chien issu d’un mélange de canidés comme le chacal et le loup. « Le meilleur ami de l’homme » a conservé son tempérament de chasseur sociable qui a aidé son maître dans la chasse puis dans la conduite des troupeaux. Mais l’homme a sélectionné les louveteaux les plus dociles pour éviter les conflits à l’âge adulte, ce qui a donné des ados éternels qui considèrent leur maître comme un chef de meute à vie. Toujours à partir de la variabilité naturelle du loup, il a créé par sélection des races spécialisées dans des dizaines de fonctions.
Venons-en à l’espèce la plus adaptable et donc la plus énigmatique, celle qui a tant modifié son milieu que l’on a beaucoup de mal à reconstituer son mode de vie pendant les 99,6 % de son existence. Je veux parler de notre espèce dont il est bien difficile de décrire la niche écologique, c’est-à-dire la fonction dans la nature, en quelque sorte sa « profession », quand on la croise dans un supermarché. Peu de chercheurs en ont fait l’histoire naturelle, car elle paraît différente de la nature instinctive des autres espèces du fait de la plasticité comportementale et des énormes capacités d’apprentissage. Jean-Baptiste Lamarck, le précurseur de Darwin, est un des rares biologistes à avoir posé le problème de l’homme : « Cet être est réellement le plus étonnant et le plus inconcevable de ceux qui existent sur le globe. On pourrait même ajouter qu’il est, de tous les êtres qu’il a pu observer, celui qu’il connaît le moins ; et qu’il ne parviendra jamais à se connaître véritablement que lorsque la nature elle-même lui sera mieux connue. »Le fondateur de la biologie définissait ainsi son espèce : « L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par
son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce… En négligeant toujours les conseils de l’expérience, pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec ses semblables, les détruit de toutes parts et sous tous prétextes ; en sorte qu’on voit des populations, autrefois fort grandes, s’appauvrir de plus en plus. On dirait qu’il est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable ».
Primate
Par sa morphologie, l’homme est manifestement un primate, comme l’a découvert avec surprise le pieux Linné. L’inventeur de la classification du monde vivant se lamentait en 1735 : « Je ne vois aucune différence qui me permette de distinguer l’homme des grands singes au point d’en faire des genres différents. J’aimerais bien qu’on m’en indique une ! ». Notre espèce est en effet génétiquement très proche des chimpanzés mais son écologie est aberrante pour un primate. Raymond Dart, découvreur en 1924 des australopithèques, ces êtres mi-hommes mi-singes, considérait la prédation comme le moteur de l’évolution humaine, mais cette thèse paraissait tellement iconoclaste qu’il n’a pas été pris au sérieux. Les préhistoriens et les paléoanthropologues viennent, pourtant, de se rendre compte qu’à la différence des autres membres de leur famille généralement arboricoles et frugivores, l’écologie de nos ancêtres les rapprochaient des chasseurs coopératifs de gros gibier comme les canidés sociaux ! Au début de cette aventure loin des arbres qui dure depuis 7,5 millions d’années, les australopithèques ont vécu de végétaux, insectes, petits vertébrés ainsi que des restes de proies des grands carnivores. Les divers types d’humains qui leur ont succédé sont parvenus à abattre des proies bien plus grandes qu’eux et à s’adapter à presque tous les milieux, sortant d’Afrique pour coloniser toute la planète. Ils vivaient en bandes coordonnées comme leurs rivaux (lions, hyènes, lycaons) dont ils n’étaient plus les proies, mais ils s’en distinguaient par leur absence de griffes et de crocs qu’ils ont remplacés par des armes fabriquées à partir d’ossements, bois et cailloux qu’ils tenaient entre leurs mains libérées des branches. Cette capacité d’innovation est devenue la clef de la survie de ce groupe unique de cousins des chimpanzés transformés par adaptation à la savane en chasseurs coopératifs. Par une sélection darwinienne classique, cette inventivité s’est développée parallèlement avec la taille du cerveau dont le volume a triplé au cours des derniers 2,5 millions d’années d’évolution de notre famille. De tous ces humains, il ne reste qu’Homo sapiens, apparu il y a 300 000 ans, alors que, d’après les dernières analyses ADN d’ossements, il existait sur Terre 4 ou 5 hommes différents, il y a 40 000 ans.Notre espèce a-t-elle éliminé les autres humains, comme a disparu la mégafaune sur chaque continent après son arrivée, et comme elle est en train d’éradiquer les derniers chasseurs-cueilleurs et grands singes ? C’est la thèse surprenante que défendent plusieurs études récentes. Quoi qu’il en
soit, la civilisation, qui nous paraît encore l’événement majeur, date au plus de 10 000 ans soit seulement 0,4 % de l’existence de notre espèce (et presque dix fois moins de celle de la famille humaine) !
Chasseur-cueilleur
Les fouilles et les derniers chasseurs-cueilleurs encore vivants ont montré que les groupes familiaux étaient constitués de dizaines d’individus des deux sexes avec des enfants. Ils habitaient, non dans les cavernes profondes où l’on a découvert les peintures rupestres, mais dans des abris temporaires qu’ils devaient quitter au bout de quelques semaines quand les ressources naturelles se faisaient rares. Les hommes partaient en expéditions de parfois plusieurs jours et chassaient en bande des herbivores bien plus grands qu’eux. Les femmes s’occupaient des enfants et récoltaient autour des huttes les fruits, racines, champignons, larves d’insecte, petits vertébrés et poissons. Ces clans étaient nomades et parcouraient un immense domaine vital revenant au bout de plusieurs mois dans les mêmes lieux qu’ils connaissaient bien et où flore et faune s’étaient entretemps renouvelées. Ce mode d’exploitation des ressources naturelles était donc – à la différence de l’homme moderne et à l’identique avec les autres espèces animales – nécessairement en équilibre avec l’environnement.
Démographie
La démographie de ces chasseurs-cueilleurs était lente du fait de l’itinérance qui empêchait les femmes d’avoir en même temps plusieurs enfants en bas âge et aussi de la forte mortalité infantile due à ces conditions précaires. Mais vers -10 000 ans, la révolution néolithique bouleverse cet équilibre. Des animaux sont élevés autour des habitats devenus permanents et l’agriculture, avec trois fois plus de travail, permet d’obtenir du sol beaucoup de nourriture. Plus d’enfants peuvent être élevés avec une fréquence rapprochée puisqu’ils sont moins dépendants de leur mère pouvant être facilement nourris par le lait des ovins et les bouillies de céréales. Au mieux, la stratégie démographique bascule d’un enfant tous les quatre ans (comme chez les grands singes) à un enfant par an… Les populations se multiplient et passent de milliers d’hommes à des millions puis des milliards, entraînant des migrations et la colonisation de l’ensemble de la planète. Notre espèce étant très adaptable, des villages puis des États sont créés. Nous parvenons au terme de ce processus qui s’apparente à une fuite en avant puisque l’espace se rétrécit pour les hommes (et encore plus pour les animaux sauvages) du fait que notre démographie n’est pas régulée : 1 habitant pour 3 300 ha au paléolithique, 1 pour 1 000 ha au mésolithique, 1 pour 100 ha au Néolithique, 1 pour 10 ha à l’âge du fer et 1 pour 2 ha à l’époque actuelle.
Peut-on interpréter les guerres civiles, les attentats, les incivilités, les suicides, les obscurantismes qui semblent augmenter comme des comportements pathologiques, ainsi qu’on les observe dans les élevages de souris en surdensité ? Jusqu’à quelle limite notre capacité d’adaptation supportera-t-elle l’entassement urbain, le réchauffement et les catastrophes climatiques, les famines, le remplacement des faunes sauvages par les domestiques, la sixième extinction de la biodiversité, la pollution et la radioactivité croissantes ? Pour bénéficier de conditions de vie décentes et peut-être même pour survivre, il va falloir repenser notre mode de vie et tenter de revenir – du moins au niveau individuel – aux fondamentaux de la biologie dont les progressistes ont essayé sans succès et pendant des siècles de nous émanciper.
bibliographie :
Pierre Jouventin,
Kamala, une louve dans ma famille, Flammarion, 2012 ;
La face cachée de Darwin – L’animalité de l’homme,Libre & Solidaire, 2014 ;
Trois prédateurs dans un salon : le chat, le chien et l’homme, Belin, 2014 ;
L’homme, cet animal raté – Histoire naturelle de l’homme, Libre & Solidaire, 2016 ;
Les confessions d’un primate – Histoires de pingouins, de babouins et de sagouins, Belin, 2016.
Jean-Baptiste Lamarck,
Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, Deterville, 1817 ;
Système analytique des connaissances positives de l’homme restreintes à celles qui proviennent directement ou indirectement de l’observation, 1820
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