Le chien a-t-il fait l’homme ? L’homme a-t-il fait le chat ?
Article paru dans la revue ‘Sciences humaines’ de septembre 2014
Le chien a-t-il fait l’homme ?
L’histoire commune du chien et de l’homme se révèle autrement plus ancienne qu’on le croyait : les découvertes scientifiques récentes renouvellent l’étude du chien, de la domestication et de l’hominisation. Jusqu’à ces dernières années, on ne pouvait pas savoir d’où venait le chien : d’un canidé comme le chacal ou d’un ancêtre qui a disparu comme le bœuf issu de l’auroch ? L’analyse de l’ADN a permis de prouver que les plus grands biologistes comme Charles Darwin et Konrad Lorenz s’étaient trompés : le chien ne provient pas d’un croisement entre canidés -ce qui leur paraissait nécessaire pour expliquer cette incroyable diversité de races- mais uniquement du loup, dont il diffère à peine génétiquement. Des fouilles dans des sépultures préhistoriques ont montré que le chien, le premier animal domestique, n’a pas 8.000 ans comme on le croyait jusqu’à récemment, mais quatre fois plus. Les premiers villages datent de 10-12.000 ans avant notre ère, mais au moins 22.000 ans avant, ce sont les chasseurs-cueilleurs nomades que nous étions alors qui ont sélectionné des loups pour en faire des chiens !
UN PRIMATE ORIGINAL
Par suite d’un concours de circonstances, j’ai élevé un louve en famille et pu constater que l’adoption permet une intimité bien plus étroite que le commensalisme, souvent avancé pour expliquer la domestication de loups qui auraient suivi nos ancêtres et mangé leurs restes. J’ai ainsi découvert que le loup défend les membres de sa meute alors que l’altruisme était inconnu dans cette espèce. Le loup pratique un mode de vie de prédateur social original dans le monde animal puisqu’il concerne seulement 2% des mammifères. Cette chasse collective de proies dix fois plus grosses que lui nécessite des adaptations comportementales : une solidarité entre les membres du clan, un système de communication sophistiqué, un élevage collectif des jeunes et une longue éducation, une hiérarchie stricte, la coordination des activités de chasse et de partage du butin, la défense collective du territoire de la meute. Or d’après les préhistoriens et les paléoanthropologues, notre espèce est le seul primate qui a pratiqué régulièrement la chasse en groupe du gros gibier et ceci jusqu’au néolithique, donc 95% de l’existence d’Homo sapiens et 99,6% de celle des humains. L’homme a utilisé son gros cerveau et ses mains de primate pour fabriquer des armes : ces cailloux taillés et ces branches épointées lui ont permis de tenir tête collectivement aux grands carnivores, puis de se procurer de plus en plus de gibier. Si le chimpanzé est génétiquement le plus proche parent de l’homme, ce dernier aurait donc convergé avec le loup, son équivalent dans la nature, leurs niches écologiques voisines expliquant leurs sociabilités complexes et, curieusement, longtemps si proches.
Ainsi un louveteau adopté très tôt considère la famille humaine comme sa meute. Le concurrent devient alors un allié à la chasse comme à la guerre, faisant bénéficier l’homme de ses crocs et griffes, de sa rapidité à la course, de sa vision crépusculaire et plus encore de son flair. Les ethnologues, qui ont suivi des chasseurs-cueilleurs comme les bushmen du Kalahari, ont constaté qu’ils rapportaient trois fois plus de gibier quand ils étaient accompagnés d’un chien. Cet apport accru de protéines a dû avoir des conséquences sur l’hominisation puisque l’homme et le chien ont coévolué longtemps bien avant la révolution néolithique, c’est-à-dire ce que l’on nomme la civilisation. Comment l’élevage et la défense de grands troupeaux ou la colonisation de l’arctique auraient-ils été possibles sans le chien ? Pendant plusieurs centaines de milliers d’années, nos ancêtres ont vu leur démographie puis leurs capacités de colonisation augmenter grâce à l’amélioration des techniques de chasse dues à l’accroissement du volume cervical par sélection orthogénique. Mais l’aide du chien a dû jouer un rôle majeur pendant au moins les dernières dizaines de millénaires. Cet impact multiplié sur le gibier a-t-il contribué à l’épuiser puisqu’il ne pouvait plus se renouveler dans les territoires de chasse et a-t-il obligé les chasseurs-cueilleurs à se sédentariser pour cultiver, ce qui est plus couteux en énergie ? Bref, le chien serait-il à l’origine de notre civilisation ?
UN PREDATEUR SANS RIVAL
Des travaux récents montrent que, contrairement à ce que l’on croyait, l’Afrique a perdu une bonne partie de sa mégafaune, il y a entre 1,5 et 2 millions d’années, du fait de l’action d’Homo erectus, notre ancêtre. Il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, au fur et à mesure qu’Homo sapiens colonisait l’Eurasie, les grands carnivores et herbivores disparaissaient. De même en Amérique du nord et en Australie (avec l’aide du dingo issu des chiens venus avec l’homme vers -50.000 ans), puis en Nouvelle-Zélande, à Madagascar et à l’île Maurice : en fait partout, la mégafaune a disparu après notre arrivée… À chaque fois, le scénario est identique et le grand responsable serait l’homme, aidé du chien puisque les colons -même en pirogue comme les polynésiens et les aborigènes- ne migraient pas sans lui.
Homo sapiens a-t-il aussi éliminé les quatre autres hommes – Néandertal, Denisova, Solo et Flores –, qui d’après les récentes découvertes, coexistaient sur Terre vers –32.000 ans ? On ne peut pas l’affirmer mais toutes ces coïncidences sont troublantes et suggèrent que l’homme serait incapable de supporter la concurrence… De nos jours, les grands singes, nos plus proches parents, sont en train de disparaître, tout comme les dernières ethnies de chasseurs-cueilleurs, proches dans leur mode de vie de nos ancêtres ! En Eurasie, on remarque qu’Homo sapiens a supplanté l’Homme de Néandertal qui n’aurait pas domestiqué ‘le plus proche ami de l’homme’. Or un chien permet d’avoir une démographie conquérante, alors que les Néandertaliens, pourtant excellents chasseurs, se reproduisaient lentement. Le chien aurait-il contribué à l’élimination de notre cousin et d’autres rivaux humains ?
Il faudra du temps et de nouvelles données pour tester toutes ces hypothèses sur l’hominisation que soulèvent les récentes découvertes sur le chien. Les développements de l’éthologie et de l’écologie scientifique me paraissent en tout cas démontrer que les sciences de la vie et de l’homme doivent, elles aussi, coévoluer.
Pierre JOUVENTIN, ancien Directeur de recherche au CNRS en éthologie et Directeur de laboratoire d’écologie
L’HOMME A-T-IL FAIT LE CHAT ?
Le loup a été domestiqué par nos ancêtres chasseurs-cueilleurs plus de 20 .000 ans avant les autres animaux. Dès le départ, il constituait un atout majeur pour la chasse et la garde du campement. L’homme a ‘créé’ le chien par une très forte sélection qui l’a décliné en près de 400 races spécialisées et qui l’a infantilisé pour le rendre plus docile que son ancêtre, lui faisant perdre 1/3 de volume cervical !
Par contre, le chat n’est devenu utile qu’après la sédentarisation dans les villages proches des champs de céréales, c’est-à-dire après la révolution néolithique. A Chypre, viennent d’être découverts des squelettes de chat dans des tombes datant de -9.500 ans : nous ne devrions donc pas être loin du maximum possible. Les pullulations de souris mettant en danger de famine les populations d’agriculteurs qui stockaient leurs réserves dans des silos à grains, le chat a été peu modifié par l’homme pour lui conserver ses qualités naturelles de chasseur de rongeurs. Certains préfèrent d’ailleurs ne pas parler d’animal domestique mais de commensal, c’est-à-dire de compagnon. A la différence du chien ‘fait’ par l’homme et dépendant de nous car très sociable, c’est cette autonomie qui, aux yeux de son ‘maître’, lui donne ce charme d’animal presque sauvage.
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