Confession d’un éleveur de loup en appartement
Je ne suis ni le premier, ni le dernier que les aléas de la vie ont amené à renier ses convictions. Pendant un demi-siècle, comme Directeur de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique, j’ai arpenté les grands espaces vierges, de la forêt équatoriale à l’Antarctique et les îles environnantes (où j’ai séjourné près de neuf années). J’y étudiais les oiseaux et mammifères en liberté car j’étais spécialiste de l’écologie et de l’éthologie des animaux sauvages. La sélection naturelle a modelé fortement les mœurs d’espèces étonnantes comme le manchot empereur, le grand albatros, l’éléphant de mer ou le mandrill. Des adaptations inimaginables sont apparues au cours de l’évolution qui permettent à ces animaux emblématiques de survivre dans ces milieux extrêmes. C’est donc seulement sur le terrain que l’on peut comprendre le pourquoi de ces comportements extraordinaires que j’observais.
Outre l’absence du biais de la captivité, idéal pour une étude scientifique objective, j’évitais de priver l’animal de liberté et de le faire vivre dans des conditions dégradantes ce qui soulageait ma conscience. J’ai en effet toujours été soucieux d’éviter les souffrances inutiles et j’ai manqué devoir arrêter mes études de biologie pour avoir refusé de disséquer des lapins vivants lors des travaux pratiques de physiologie animale. Il a fallu que j’obtienne une équivalence de diplômes pour que ma carrière de chercheur en éthologie ne s’arrête pas là .
Ayant été recruté quinze jours avant le départ pour un séjour de quatorze mois en Terre Adélie, j’ai aussi refusé d’effectuer les expériences de physiologie qui étaient prévues sur les manchots empereurs et j’ai pu réaliser un programme d’enregistrement de leurs chants car il était trop tard pour me remplacer. Entre mes longues missions, j’analysais mes données à la Faculté des Sciences de Montpellier et publiais les résultats de mes recherches. Parfois, le Directeur du zoo municipal me demandait conseil pour mieux élever les animaux qu’il montrait au public. C’est ainsi qu’il m’apprit qu’une campagne critique sur les conditions d’élevage des loups en zoo lui avait enlevé toute possibilité de céder à d’autres établissements les jeunes de la portée qui venait de naître et que, manquant de place, il allait devoir les sacrifier.
Je lui avais confié que ma compagne était une inconditionnelle de cet animal mythique, allant dans son enfance jusqu’à pleurer la mort du grand méchant loup lorsque les chasseurs le tuait à la fin du ‘Petit chaperon rouge’ ! Son rêve avait toujours été d’en élever un, ce qu’elle croyait utopique mais que je savais possible par mon métier. On sait que l’amour et la jeunesse rendent aveugle et cette adoption chimérique devenait subitement réalisable suite à la proposition du Directeur…
Les contraintes et les responsabilités de l’adoption d’un animal redoutable ne faisaient pas peur à un jeune couple avec enfant. Pourtant nous avions la malchance d’habiter dans moins de 100 m2 en plein centre-ville au deuxième étage… Notre maison avec un enclos clôturé était en construction et nous pensions naïvement déménager dans quelques mois. Nous avons donc accepté d’adopter une petite louve qui n’avait pas encore ouvert les yeux : ma femme et mon fils étaient comblés !
Or, pour diverses raisons, le retard fut tel que nous avons passé près de cinq années à cohabiter avec ce fauve dans un appartement, ce qui est considéré comme impossible par les spécialistes du loup. Dans cette promiscuité forcée, nous sommes parvenus à créer un climat social harmonieux, alors qu’il s’agissait d’une famille recomposée où l’un des membres était d’une autre espèce et particulièrement dangereuse. C’est ainsi que, sans l’avoir prévu et contre mes principes éthiques, nous nous sommes retrouvés dans une intimité depuis longtemps inconnue entre l’homme et le loup.
Cela se passait il y a plus de 30 ans et c’est cette histoire que je raconte avec beaucoup d’anecdotes dans le livre que vient de publier Flammarion : ‘Kamala, une louve dans ma famille’. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? D’une part, j’étais très occupé par mon travail, ayant publié plusieurs livres et 230 articles scientifiques dans des revues internationales, ayant découvert cinq espèces d’oiseaux nouvelles pour la science, ayant dirigé pendant près de quinze ans un laboratoire du CNRS et pendant dix ans un programme interdisciplinaire au CNRS, etc… D’autre part et surtout, j’avais mauvaise conscience d’avoir fait exactement le contraire de ce que je prônais et je ne voulais pas donner le mauvais exemple en incitant d’autres à faire de même. Or, depuis vingt ans, la loi française interdit d’élever chez soi un animal sauvage et, depuis quelques années, étant retraité, je dispose de temps pour réfléchir et rédiger. Bien que polémique par essence, ce livre, répond aussi à la demande que m’avait faite en son temps mon directeur de thèse, fasciné par cette aventure incroyable, mais qui n’était pas arrivé en son temps à me convaincre de descendre dans la fosse aux lions !
Il m’a en effet paru nécessaire de rendre publics nos observations fortuites qui ont seulement été possibles par cette vie de meute car elles sont impossibles à découvrir dans la nature ou même en captivité ‘normale’. Tous les spécialistes des loups disposent d’un enclos et donc ils ne peuvent atteindre une si grande proximité avec cette espèce hautement sociale qui s’est révélée pour nous encore plus fascinante que ce que l’on en sait aujourd’hui. C’est donc une erreur de jeunesse qui m’a fait découvrir des comportements réservés aux membres de sa famille puisque Kamala, n’ayant jamais connu de congénère, nous assimilait à ce qui aurait été dans la nature ses camarades de meute. C’est un hasard qui l’a mise en présence d’un chercheur spécialiste du comportement des animaux sauvages, ce qui a permis d’interpréter les comportements les plus surprenants. Cet attachement magique d’une espèce pour une autre est en effet bien connu en éthologie et il a été nommé par Konrad LORENZ ‘l’imprégnation’ : si vous élevez un jeune d’une espèce très sociable comme l’oie ou le loup à l’écart de ses congénères, il vous considère en grandissant comme un proche et vous imite allant jusqu’à répéter vos phrases dans le cas des oiseaux-parleurs comme les perroquets ou les mainates.
Certaines attitudes de la louve demeuraient énigmatiques, même pour quelqu’un dont c’est le métier de comprendre les animaux. Nous avons d’abord été intrigués par des réactions étranges de Kamala. Elle nous tirait du bout des dents loin des balcons, piscines, fenêtres, baignoires. Nous avons compris après plusieurs mois d’observation qu’elle nous écartait des endroits qu’elle considérait comme dangereux. Cette hypothèse hardie a été confirmée quand, allant nous baigner en rivière, elle s’est jetée à l’eau à plusieurs reprises pour nous ramener à la rive en nous saisissant le bras délicatement mais fermement. Ces observations et leur interprétation ne sont pas seulement des hypothèses et vous pourrez vous-même en convenir : j’ai pris des photographies et des films à l’époque que vous pouvez voir sur le site internet que j’ai créé pour prouver mes dires et compléter mon livre http://kamala-louve.fr/
Trente années plus tard, ces comportements n’ont toujours pas été observés par les spécialistes du loup et ils sont donc toujours inconnus de la science. Il m’a paru donc utile de le faire savoir, même de le publier en France et aux USA car cette espèce, en pleine reconquête en Amérique du nord et en Eurasie, va être persécutée et elle aura besoin d’être réhabilitée pour que l’on agisse avec mesure face à ce mal aimé, ce concurrent au plus haut niveau de la sociabilité. Ces comportements d’entraide entre les membres du groupe démontrent que, loin d’être l’ennemi héréditaire de l’homme et la bête malfaisante que l’on dit, le loup est une espèce encore plus remarquable que ce que l’on savait. Il partage avec nous ce qui a longtemps été considéré comme le propre de l’homme, l’altruisme.
Bien plus que le chimpanzé si proche génétiquement de nous mais si éloigné par son écologie, je soutiens dans ce livre la thèse que le loup est notre équivalent écologique du fait de la convergence de nos fonctions de super-prédateurs dans la nature jusqu’à récemment. La paléoanthropologie a montré que l’homme a été un chasseur-cueilleur pendant 95% de son existence (10.000 ans d’élevage-agriculture contre 200.000 d’Homo sapiens) et que son comportement actuel en reste héritier. J’ajoute à ce constat qui change notre vision de l’histoire de l’humanité que les comportements sociaux du loup et de l’homme se ressemblent parce qu’ils ont été tous deux modelés par l’adaptation à un même mode de vie de chasseur en meute pendant des centaines de milliers d’années. Cette convergence psychologique entre deux espèces de super-prédateurs explique ce mélange détonnant de combativité et de solidarité qui trouble les amis du loup comme ceux de l’homme…
La coordination pour la traque, qui a été notre spécialité commune jusqu’à récemment, a exigé pour chaque espèce l’aptitude à la course de fond, une forte agressivité, une communication subtile et surtout de la coopération ce qui fait de nous un primate unique par son mode de vie de chasseur en groupe.
Dans mon livre et avec plus de détails, je conclus de cette convergence écologique que le loup est psychologiquement plus proche de l’homme que le chimpanzé dont la biologie moléculaire a prouvé qu’il n’avait qu’un peu plus de 1% de différence génétique avec nous. Ce nouvel élément du puzzle permet de mieux comprendre la nature humaine impossible à décrypter dans le mode de vie moderne si éloigné de celui auquel nous étions adaptés depuis longtemps et qui se trouve toujours dans nos gènes. Ainsi mes observations fortuites et moralement discutables (bien que nous ayons sauvé Kamala de l’euthanasie) ont permis de découvrir que le loup est altruiste comme l’homme.
Peut-être même l’est-il plus : sa solidarité est instinctive alors qu’elle comporte chez nous une part plus grande de culturel, et c’est ce qui la rend si fragile, comme nous pouvons l’observer tous les jours autour de nous… Pour ne pas être uniquement motivés par la compétition et l’agressivité, prenons modéle sur le loup !
Paru dans ‘La Gazette des Grands Prédateurs’ d’aout 2012, revue de Ferus, association de protection du lynx, de l’ours et du loup.
Cet article vous a intéressé et vous souhaitez le relayer : utilisez les boutons de partage ci-dessous....
.
Passionnant ! je découvre votre monde et souhaite en connaître davantage en m’offrant votre livre pour Noël.
J’observe et analyse les comportement de mon husky qui m’étonne chaque jour.
Merci .
Un Husky est proche génétiquement du loup comme on s’en doute en l’écoutant hurler.Connaître les mœurs du loup qui est l’ancêtre de toutes les races de chien est nécessaire pour tout propriétaire de chien mais encore plus pour vous.
Je décris la cohabitation avec un loup dans ‘Kamala, un louve dans ma famille'(Flammarion), les liens entre le loup et le chien dans ‘Guide d’éducation éthologique du chien'(Ulmer) et, l’année prochaine, je publie un gros livre sur notre proximité avec le loup et le chien (humenSciences).
L’étude d’un chien est un livre ouvert mais encore faut-il savoir lire !
Votre livre est passionnant et je voulais vous relater un fait qui va dans le sens de votre chapitre sur l’altruisme. J’ai eu l’occasion de garder quelques jours 2 whippets, l’un vieux de 13 ans très maigre et aveugle et un jeune de 5 ans, inséparables. Le jeune l’aidait dans tous ses déplacements en conservant son epaule collée à la sienne, le poussait du nez pour monter les escaliers etc. Or leurs paniers étaient peu moelleux et inconfortables pour le plus vieux. Mon fils a plié un sac de couchage pour en faire un lit bien douillet. Chaque fois que les 2 chiens rentraient à la maison pour se coucher, le plus jeune se précipitait sur le sac de couchage , se roulait dessus puis partait au devant de son compagnon moins rapide et l’emmenait jusqu’au sac de couchage, le poussait avec son nez pour qu’il s’y couche, et ensuite regagnait le sien tout dur. Et ce n’est qu’une anecdote parmi tant d’autres ! D’ailleurs au décès de sa maîtresse, nous l’avons adoptez définitivement, l’autre trop malade devait rejoindre sa maîtresse….. une des plus belles rencontres qui m’a été offerte.
Je vais acheter votre dernier livre.
Je suppose que vous parlez de mon livre « Kamala, une louve dans ma famille » publié en 2012 chez Flammarion. Vos observations sur vos chiens sont impressionnantes mais elles ne peuvent être prises facilement en compte par la science qui préfère évidemment les généralités aux cas particuliers comme le votre ou le mien. Or l’entraide chez les animaux est toujours liée à des amitiés rares et difficilement observables… Vous allez être satisfaite en lisant mon dernier livre qui concerne non plus seulement mon histoire mais consiste en une démystification du loup : j’ai hésité à l’intituler « Le loup est altruiste ».
« Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble » publié cette année chez humenScience est donc centré sur l’altruisme et a déjà encore plus de succès que mon premier livre (4000 ventes en deux mois) mais il a plus d’ambition encore et un chapitre entier est consacré au chien, descendant du loup. Les spécialistes des canidés devront accepter un jour prochain que ces bêtes sont altruistes et plus que nous !